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Extraits du livre de Rudolf Steiner :

Goethe, le Galilée de la science du vivant - GA 1

Introduction aux œuvres scientifiques de Goethe

La vision du monde de Goethe dans ses « Maximes en prose »

Traduction : Alain Barbezat

© 2002 Éditions Novalis

(Tous droits réservés pour la version française – Reproduction complète ou partielle soumise à autorisation)

L'homme ne se contente pas de ce que la nature présente d'elle-même à son esprit qui observe. Il ressent que, pour produire la diversité de ses créations, elle met en œuvre des forces d'impulsion que, tout d'abord, elle cache à l'observateur. La nature ne dit pas elle-même son dernier mot. Notre expérience nous montre ce que la nature peut créer, mais elle ne nous dit pas comment a lieu cette activité créatrice. C'est dans l'esprit même de l'homme que se trouve le moyen de dévoiler les forces d'impulsion de la nature. De l'esprit humain s'élèvent les idées qui élucident comment la nature donne naissance à ses créations.

Ce que les phénomènes du monde extérieur dissimulent devient manifeste dans l'être intérieur de l'homme. Les lois de la nature que conçoit l'esprit humain ne sont pas inventées et ainsi ajoutées à la nature ; elles sont l'entité propre de la nature, et l'esprit n'est que le théâtre où la nature rend visibles les secrets de son agir. Ce que nous observons des choses n'en est qu'une partie. L'autre partie, elle est ce qui vient sourdre dans notre esprit lorsqu'il se place face aux choses. Ce sont les mêmes choses qui nous parlent du dehors et qui parlent en nous. Nous n'avons la pleine réalité que quand nous mettons en regard le langage du monde extérieur et celui de notre être intérieur. Que voulurent les vrais philosophes de tous les temps ? Rien d'autre que de faire connaître l'essence des choses que celles-ci expriment elles-mêmes lorsque l'esprit s'offre à elles comme organe de la parole.

Lorsque l'homme fait parler son être intérieur de la nature, il s'aperçoit que la nature reste en retrait de ce qu'elle pourrait réaliser grâce à ses forces d'impulsion. L'esprit voit sous une forme plus parfaite ce que contient l'expérience. Il découvre qu'avec ses créations la nature n'a pas atteint ses desseins. Il se sent appelé à présenter ces desseins sous une forme plus parfaite. Il crée des formes dans lesquelles il montre : voici ce que la nature a voulu ; mais elle ne pouvait l'accomplir que jusqu'à un certain degré. Ces formes sont les œuvres de l'art. L'homme crée en elles d'une manière parfaite ce que la nature montre imparfaitement.

Le philosophe et l'artiste ont le même but. Ils cherchent à donner forme à la perfection que leur esprit contemple lorsqu'ils laissent la nature opérer en eux. Mais ils disposent de différents moyens pour atteindre ce but. Chez le philosophe une pensée, une idée se met à briller lorsqu'il est placé devant un processus de la nature. Il l'exprime par le langage. Dans l'artiste naît une image de ce processus, laquelle le montre plus parfait qu'il ne peut s'observer dans le monde extérieur. Le philosophe et l'artiste avancent dans l'observation suivant des chemins différents. L'artiste n'a pas besoin de connaître les forces d'impulsion sous la forme où elles se dévoilent au philosophe. Lorsqu'il perçoit une chose ou un processus, il naît immédiatement en son esprit une image, dans laquelle les lois de la nature sont imprimées sous une forme plus parfaite que dans la chose ou le processus du monde extérieur. Il n'est pas besoin que ces lois entrent dans son esprit sous la forme de la pensée. Néanmoins connaissance et art sont bien intérieurement apparentés. Ils nous montrent les dispositions de la nature qui dans la simple nature extérieure n'arrivent pas à se développer pleinement. […]

[…] Le contenu de pensée qui a pour source l'esprit humain lorsque celui-ci se trouve devant le monde extérieur est la vérité. L'homme ne peut prétendre à une autre connaissance qu'à celle qu'il produit lui-même. Celui qui cherche derrière les choses quelque chose de plus, censé constituer leur véritable essence, n'a pas pris conscience du fait que toutes questions sur l'essence des choses n'ont pour source qu'un besoin humain : celui de pénétrer également de pensées ce que l'on perçoit. Les choses nous parlent et notre être intérieur parle, lorsque nous observons les choses. Ces deux langages sont issus de la même essence primordiale et l'homme a vocation de les amener à se comprendre mutuellement. C'est en cela que consiste ce que l'on appelle connaissance. Et c'est cela et rien d'autre que recherche celui qui comprend les besoins de la nature humaine.

A celui qui ne parvient pas à une telle compréhension, les choses du monde extérieur demeurent étrangères. Il n'entend pas, venant de son être intérieur, l'essence des choses lui parler. C'est pourquoi il suppose que cette essence est dissimulée derrière les choses. Il croit que derrière le monde des perceptions, il y a encore un monde extérieur. Mais les choses ne sont choses extérieures qu'aussi longtemps qu'on ne fait que les observer. Lorsque l'on réfléchit sur elles, elles cessent de nous être extérieures. On fusionne avec leur essence intérieure. L'opposition entre perception objective extérieure et monde conceptuel intérieur ne dure pour l'homme que tant qu'il ne reconnaît pas que ces deux mondes n'en font qu'un. Le monde intérieur humain est l'intérieur de la nature.

Ces pensées ne sont pas réfutées par le fait que différents hommes se font différentes représentations des choses. Ni non plus par le fait que les organisations des hommes sont différentes, de sorte que l'on ne sait pas si une seule et même couleur est vue tout à fait de la même manière par des hommes différents. Car ce qui importe n'est pas que les hommes se forment exactement le même jugement sur un seul et même objet, mais bien que le langage que tient l'être intérieur de l'homme soit justement le langage qui exprime l'essence des choses. Les jugements de chacun diffèrent selon l'organisation individuelle et selon le point de vue d'où l'on considère les choses ; mais tous les jugements ont pour source le même élément et conduisent dans l'essence des choses. Cette dernière peut venir s'exprimer en différentes nuances de pensée ; mais elle n'en reste pas moins l'essence des choses. […]

[…] Celui qui cherche dans son propre être intérieur le contenu essentiel du monde objectif ne peut que placer aussi l'essentiel de l'ordonnance morale du monde dans la nature humaine elle-même. Celui qui croit à l'existence d'une réalité de l'au-delà derrière la réalité humaine, doit aussi rechercher en cette dernière la source de ce qui est moral. Car l'élément moral au sens supérieur ne peut provenir que de l'essence des choses. C'est pourquoi celui qui croit en un au-delà accepte des commandements moraux auxquels l'être humain doit se soumettre.

Soit ces commandements l'atteignent par la voie d'une révélation, soit ils pénètrent comme tels dans sa conscience, comme t'est le cas pour l'impératif catégorique de Kant. L'on ne dit pas comment cet impératif parvient à notre conscience depuis « l'en-soi » des choses de l'au-delà. Il est simplement là et l'on doit se soumettre à lui. Le philosophe de l'expérience, qui attend tout du recours à la pure observation sensible, ne voit dans l'élément moral que l'effet des pulsions et instincts humains. De leur étude vont résulter les normes qui font autorité pour l'agir moral.

Goethe fait naître l'élément moral du monde idéel de l'homme. L'agir moral n'est pas dirigé par des normes objectives, ni non plus par le simple monde des pulsions ; il l'est au contraire par les idées, claires en elles-mêmes, avec lesquelles l'homme se donne à lui-même sa direction. Il ne leur obéit pas par devoir, comme il devrait obéir à des normes porteuses de l'objectivité morale. Ni non plus par contrainte, comme on obéit à ses pulsions et ses instincts. Il est par contre à leur service par amour. Il les aime, comme on aime un enfant. Il veut leur réalisation et il s'y engage, parce qu'elles sont une partie de son propre être. Dans l'éthique goethéenne, l'idée est la règle de conduite et l'amour est la force stimulante. Pour lui le devoir est « là » où l'on aime ce que l'on se commande à soi-même.

Un agir au sens de l'éthique goethéenne est un agir libre. Car l'homme n'est dépendant de rien d'autre que de ses propres idées. Et il n'est responsable de personne d'autre que de lui-même.

Dans ma Philosophie de la liberté j'ai déjà désarmé l'objection facile selon laquelle un ordre moral du monde où chacun n'obéit qu'à soi-même devrait entraîner désordre et disharmonie générale de l'agir humain. Celui qui fait cette objection ne voit pas que les hommes sont des êtres de même nature et que par conséquent ils ne produiront jamais des idées morales qui, du fait de leur essentielle différence, vont donner un ensemble discordant.