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Conférence du 9 août 1919 à Dornach

Dans GA 296 « La question de l’éducation comme question sociale »

Extraite du livre « Éducation, un problème social »

® Éditions Anthroposophiques Romandes 1988 – Traduction Raymond Burlotte

Après un travail[i] qui nous permit de pénétrer en pro­fondeur ce qui vit aujourd'hui dans les cœurs des hommes, dans cette tragédie intérieure du développement de l'humanité, je peux être à nouveau pour quelques jours en ce lieu. Ce lieu si étroitement lié à l'activité d'où peut émaner la force de faire évoluer peu à peu la tragédie actuelle de l'humanité dans une voie plus riche d'espé­rance.

A aucune époque on inclina moins qu'aujourd'hui à élever l'âme vers les mondes de l'Esprit. Or, c'est juste­ment à notre époque, que cela serait tout particulière­ment nécessaire; car c'est seulement de ces mondes que peut venir ce qui donnera à l'humanité dans son ensemble la force de progresser sur le chemin de la vie. Les pro­blèmes, les tâches qui incombent à notre époque, on croit généralement pouvoir les résoudre à l'aide des pensées et des impulsions issues du savoir humain exté­rieur. Combien de temps faudra-t-il encore pour qu'une assez grande partie de l'humanité parvienne à se con­vaincre que seul le chemin de l'Esprit permet d'atteindre une véritable guérison ? C'est bien difficile de le dire, d'abord parce qu'il n'est pas spécialement fructueux de se poser une telle question. Mais ce qui est sûr, par contre, c'est qu'il ne peut y avoir de progrès que si un assez grand nombre de gens se sont vraiment convaincus que ce qui délivre peut seulement venir des mondes de l'Esprit.

Ce qui occupe le plus les gens aujourd'hui, ce sont les problèmes sociaux. Mais les gens manquent, pour y ré­fléchir sérieusement, de force intellectuelle. Chez une grosse partie de l'humanité actuelle, en effet, la force intellectuelle est comme paralysée. Or on croit partout que l'on peut résoudre ces problèmes sociaux avec ce qu'on appelle le savoir et la connaissance. Mais on ne pourra jamais en venir à bout si on ne les traite pas du point de vue de la science de l'Esprit.

Nous venons de traverser un long conflit armé. Un autre suivra, probablement beaucoup plus long, et qui concernera l'humanité tout entière. Combien de gens ont dit : ce conflit qui s'est abattu sur le monde civilisé est le plus terrible depuis que l'on parle d'une histoire hu­maine ! On ne peut pas dire que cela soit faux. Mais le combat qui suivra et qui, avec tel ou tel moyen, opposera l'Orient à l'Occident, cette lutte, qui aura lieu entre l'Asie, l'Europe et l'Amérique, sera la plus terrible lutte spirituelle que l'humanité ait jamais dû affronter. Toutes les impulsions, toutes les forces qui ont pénétré l'huma­nité, même par le Christianisme, tout cela déferlera en luttes élémentaires et puissantes.

On peut exprimer par une simple formule, ce en quoi consiste cette grande opposition entre l'Orient et l'Occi­dent. Mais ne prenez pas cette simple formule à la légère! Elle ouvre de vastes horizons sur les impulsions humaines. Dans mon livre « Éléments fondamentaux pour la solution du problème social »[ii], j'ai rendu attentif au fait qu'aujourd'hui, pour de larges cercles de l'humanité, la vie spirituelle est une idéologie ; on voit dans les valeurs spirituelles, le droit, la morale, la science, l'art, la religion, etc... de simples émanations de la seule vraie réalité : la production écono­mique, la base économique.

Idéologie! s'entend-on répondre aujourd'hui lorsqu'on parle de vie spirituelle. Tout ce qui se reflète dans l'âme humaine à partir de la seule réalité économique, n'est qu'idéologie. Il y a de nombreuses raisons de réfléchir sur ce que signifie ce mot « idéologie » dans la culture mondiale. Il a une signification très importante. On ne peut pas trouver de lien plus étroit qu'avec le mot de la sagesse orientale: « maïa ». Traduit en occidental, « maïa » veut dire idéologie. Toute autre traduction est moins précise. De sorte que l'on peut dire : En fait, ce que l'oriental se représente sous le terme « maïa », un grand nombre d'occidentaux se le représentent sous celui d'idéologie. Mais quelle énorme différence ! Qu'est-ce que la « maïa » pour l'oriental ? Pour lui, le monde des sens est la maïa, tout ce qui, de l'extérieur se pré­sente à nos sens et à notre entendement qui s'y applique, voilà la maïa, la grosse illusion. Et l'unique réalité, c'est ce qui se passe dans l'âme. Le contenu psycho-spirituel auquel l'homme parvient, voilà ce qui est réel; ce qui jaillit de l'intérieur de l'homme est réalité. Ce qui se présente extérieurement aux sens est maïa, idéologie.

Et sur une grande partie de l'humanité occidentale règne cette autre conviction : La seule réalité c'est ce qui apparaît aux sens extérieurs. Là est la réalité. Ce que l'Orient appelle maïa, c'est, pour une grande partie de l'humanité occidentale, la réalité. Et ce que l'oriental appelle réalité, ce qui jaillit intérieurement dans l'âme c'est, pour une grande partie de l'humanité occidentale, idéologie, maïa. Vous voyez une grande opposition. Ce que l'oriental appelle réalité, l'européen et l'améri­cain l'appellent déjà aujourd'hui maïa : idéologie, c'est la même chose. Ce que l'occidental avec la relève de l'américain, appelle idéologie, c'est réalité pour l'oriental.

Cela agit profondément dans les âmes et cela partage les hommes en deux groupes totalement différents. Si vous considérez ce qui vient de se passer dans le monde civilisé, vous vous direz : En fait tout ce qui a été avancé comme cause et motif de cette catastrophe mondiale reste à la surface des choses et n'est que vue superficielle. Ce qui s'est exprimé dans ce terrible combat a jailli de façon élémentaire des profondeurs inconscientes. Les hommes ont participé, on le voit clairement aujourd'hui, sans vraiment savoir pourquoi ; ce qui a agi, ce sont les forces élémentaires charriées à la surface par cette oppo­sition dont on est encore loin d'être sortis. L'élément antisocial est tellement puissant à l'heure actuelle que l'humanité se détruit elle-même en se séparant en ces deux groupes fondamentalement différents.

 

[i] Rudolf Steiner séjourna en Allemagne du 21 avril au 3 août 1919 pour la première fois depuis la fin des hostilités. Il y mena une activité ininterrompue de conférencier, tant devant un large public que pour les ouvriers des usines, défendant les idées de la triarticulation sociale. Il tint notamment 12 conférences à Stuttgart sur le thème « Questions sociales et pédagogiques à la lumière de la science de l'esprit .

Dans les 6 conférences qui suivent, Rudolf Steiner reprend ce thème pour les membres de la Société Anthroposophique à Dornach. Après la conférence du 17 août, il retournera à Stuttgart pour y commencer le 21 août les trois cours sur « La nature humaine », « Méthode et pratique » et « Séminaires », cours par lesquels il préparera la petite équipe d'enseignants qui ouvrira la première école libre Waldorf le 7 septembre 1919.

[ii] GA 23 dans le livre « Au cœur de la question sociale », Éditions Anthroposophiques Romandes 2017

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