Lumière (la) dans les ténèbres
Sommaire
- Un regard nouveau sur le monde
- L’aveugle dans la société
- Contre la pollution du moi
- La mort devient la vie.
Extrait du livre
Mon histoire la voici : j’ai vu, vu avec mes yeux, jusqu’à l’âge de huit ans et, depuis plus de vingt ans, je suis aveugle, entièrement aveugle. Cette histoire, cette expérience, je sais qu’elle est mon plus grand bonheur.
Je sais aussi tout ce qu’on peut dire : « Ce sont des mots. C’est de l’intempérance poétique. C’est une fable consolante. C’est de la mystification. C’est une résistance orgueilleuse contre le destin ». Je ne crois rien de tout cela. Je sais trop bien que ce bonheur, je ne l’ai pas conquis, mais qu’il m’a été donné, et par des voies très naturelles. Je sais encore qu’il n’est pas mon privilège, ma propriété, mais qu’il est un cadeau que je dois accepter chaque jour de recevoir et que tous les aveugles peuvent, à leur tour, recevoir.
Qu’on me pardonne de commencer par une telle profession de foi. Mais je ne sais rien de plus important à dire sur la cécité que cette confiance, et je songe à toutes les solutions spirituelles, et pratiques aussi, qu’elle peut donner à ceux qui la partagent.
Extrait du livre
« Continuer, c’est ce que Dieu permet toujours. Si nous apercevons quelque part un mur, une perte, un malheur, ce n’est pas Dieu l’auteur du mur, mais notre esprit. Il s’est absenté de la Création. Au courant universel, il a préféré son courant propre, et le voilà qui s’est arrêté.
Il n’y a pas de mur, il n’y a pas de perte. Tout est remplacé, tout continue. Ainsi en est-il de la lumière pour les aveugles.
J’entends avec une surprise chaque fois renouvelée les gens les plus sérieux, des médecins, des romanciers, des psychologues, parler de cette « nuit » terrible dans laquelle nous plonge la cécité. « Nuit », c’est bien le mot que tous emploient, et je ne peux que protester, car ce mot révèle un préjugé étrange.
Un préjugé ou, tout simplement, une opinion légère, car comment ne pas soupçonner, si l’on est médecin ou psychologue, le caractère fondamentalement relatif de tous les modes de perception ?
Les faits sont très différents de ce qu’on imagine. Cesser de voir avec les yeux, ce n’est pas entrer dans un monde où cesse la lumière.
À l’instant où j’ai perdu la vue, j’ai retrouvé la lumière intacte au fond de moi. Je n’ai pas eu à me rappeler ce qu’elle était pour mes yeux, à veiller sur son souvenir : elle était là, dans mon esprit et dans mon corps. Elle y était inscrite dans sa totalité. La lumière était là, accompagnée de toutes les formes visibles, couleurs, lignes, douée de ce pouvoir qu’elle a dans le monde des yeux, celui de grandir et de décroître, de se déplacer. Je le répète : l’expérience qui m’était donnée n’était pas celle d’un souvenir. Cette lumière que je continuais de voir sans mes yeux, c’était la même qu’autrefois. Mais ma position par rapport à elle avait changé : j’étais plus proche de sa source.
Tout se passait comme si la lumière, au lieu d’être cet objet extérieur, cet éclairage étranger, ce phénomène naturel qui peut se produire ou ne pas se produire et sur lequel nous avons si peu de pouvoir, enveloppait désormais d’un seul mouvement, d’une seule prise, le monde extérieur et moi-même.
Privé de mes yeux, cette lumière que je voyais, je ne pouvais pas dire qu’elle venait du dehors. Je ne pouvais pas dire davantage qu’elle venait de l’intérieur de moi. Réellement, intérieur, extérieur étaient devenus des mots insuffisants. Et quand, plus tard, au cours de mes études, j’entendis parler de la différence entre les faits objectifs et les faits subjectifs, je ne fus pas satisfait : je vis trop bien qu’on fondait cette différence sur une idée très fausse de la perception.
Nous voilà loin de la « nuit » dont parle l’opinion commune. Dans la tête d’un aveugle, ce qu’il y a, c’est encore la lumière. Faut-il dire dans sa tête ? Faut-il dire dans son cœur ? »