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La question cardinale de la vie économique

Rudolf Steiner - Conférence à Oslo, le 30 novembre 1921

Organisée à la demande de la société de sciences politiques, en présence de professeurs et de professionnels, dans la salle de fête de l'université.

Extrait du livre « La réalité des mondes supérieurs », © Éditions Anthroposophiques Romandes 1996.

Traduction Georges Ducommun

Mes remerciements vont d'abord à Monsieur le Président pour ses propos chaleureux. Je vous prie de croire que c'est avec autant de cordialité que je vous dis ma satisfaction de pouvoir vous présenter ici quelques aspects de mes préoccupations sociales auxquelles j'ai consacré une grande partie de mon temps. Mais je dois évidemment m'excuser d'avoir à traiter aujourd'hui un sujet extraordinairement difficile, celui de la question sociale. Au cours d'une brève conférence on peut tout au plus esquisser quelques lignes directrices et éventuellement faire quelques suggestions, et je vous prie d'en tenir compte. Peut-être pourrait-on penser qu'en s'engageant sur le terrain du social, celui qui se consacre avant tout à rendre populaire et à faire connaître la science spirituelle anthroposophique ne peut énoncer que des utopies, des propos fantaisistes peu adaptés à la réalité de l'existence. Or ce que j'ai tiré de la pensée anthroposophique à propos de la question sociale se distingue des discours couramment tenus aujourd'hui dans ce domaine peut-être précisément parce que je désire traiter de la vie pratique et que je refuse de discuter des théories plus ou moins sociales actuellement propagées.

Au cours des dernières décennies et à partir des situations les plus diverses, je me suis forgé une conception de la question sociale dont j'aimerais esquisser ici quelques lignes directrices résultant d'une observation directe de la vie sociale. J'ai acquis la conviction que notre problème social, en particulier son aspect économique, constitue aujourd'hui une préoccupation humaine très générale. Lorsqu'on aborde cette question à partir de la vie réelle, et non sous un aspect purement théorique, on constate qu'elle ne relève nullement de points de vue économiques mais qu'elle dépend de mobiles humains qui se manifestent de façon explosive à notre époque. La solution pratique passe par une approche humaine du problème. Bien entendu, il ne peut être question que d'une tentative visant à proposer une solution partielle. Vu sous cet angle, ce que j'aurai à désigner comme étant le problème cardinal de l'économie, sera tout autre chose que ce à quoi l'on pourrait s'attendre. La vie étant plus riche que les théories et les idées, je ne pourrai pas répondre simplement par de brefs propos à cette interrogation centrale de l'économie, mais je m'efforcerai de faire apparaître cette question cardinale progressivement tout au long de mon intervention.

Je dois tout de même évoquer d'abord un aspect entièrement abstrait et constater que nous vivons à une époque où l'homme, par ce qu'il pense et par les principes qu'il élabore, s'est fortement rendu étranger à la vie en général et à la vie économique en particulier. Cette conviction s'est renforcée en moi par le fait que j'ai assuré pendant plusieurs années auprès du monde prolétaire23 l'enseignement dans différents secteurs de la connaissance et de l'instruction, tant dans le domaine de l'histoire que dans celui des questions économiques. Si j'ai pu connaître la vie du prolétaire moderne, c'est surtout parce que j'ai eu l'occasion de pratiquer avec les ouvriers des exercices de conversation et de discours libres. J'ai eu aussi la possibilité de découvrir quelles étaient les pensées et les sentiments de ces gens. Et lorsqu'on sait que de nos jours la question économique dépend avant tout de la façon dont on met les prolétaires au travail selon les exigences économiques de l'humanité, on se trouve devant la nécessité de considérer les questions économiques d'abord à partir du point de vue humain. Je me suis rendu compte que lorsqu'on essaie auprès du prolétariat d'éveiller l'intérêt pour tel ou tel sujet, les problèmes concrets de l'économie, la compréhension de la vie économique pratique ne les intéressent absolument pas. Ces gens sont étrangers à tout problème économique concret. Chez les prolétaires — et sur le plan international ils se comptent par millions — il n'existe à l'égard de l'économie qu'une théorie abstraite. Or cette théorie abstraite constitue pour ce prolétariat tout de même le centre d'intérêt de leur vie. A l'égard de son travail, c'est-à-dire du vrai contenu de son travail, l'ouvrier prolétaire demeure intérieurement très distant. Peu lui importe le genre de travail qu'il accomplit. La seule chose qui l'intéresse, c'est de savoir comment il est traité par son employeur. Et lorsqu'il parle de ce traitement, il s'exprime là encore en fonction de points de vue généraux totalement abstraits. Ce qui l'intéresse, c'est le rapport qui existe entre son salaire et le bénéfice tiré du produit à la fabrication duquel il participe, alors que la qualité de ses produits se situe totalement hors de son centre d'intérêt. Au cours de cet enseignement chez les prolétaires j'ai essayé d'éveiller l'intérêt pour les secteurs concrets de la fabrication et de l'entreprise à partir de l'histoire et des sciences naturelles. Mais tout cela n'intéresse pas vraiment le prolétaire. Ce qui l'intéresse, c'est le rapport des classes, la lutte des classes, et ce que je n'ai pas à caractériser ici, ce qu'il appelle la plus-value. Ce qui retient son attention, c'est le développement historique de la vie économique, dans la mesure où c'est en elle qu'il voit la cause de l'évolution de la vie humaine au cours de l'histoire. Je parle au fond seulement d'une région théorique perchée bien au-delà de la vie dans laquelle il se trouve engagé du matin au soir, et il aimerait former la réalité selon ce modèle. On peut dire que ce qui constitue sa théorie à l'égard de la vie économique procède également d'une façon de voir très théorique. De nos jours la plupart des prolétaires sont des marxistes convaincus ou plus ou moins séduits, c'est-à-dire des adeptes d'une théorie qui ne s'occupe pas vraiment des conditions de la vie économique en tant que telle, mais qui agit dans le sens que je viens de caractériser.

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