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LA SCIENCE DE L'ESPRIT COMME ANTHROPOSOPHIE

ET LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE À NOTRE EPOQUE

Propos personnels-impersonnels

 

Article rédigé par Rudolf Steiner pour la revue « Das Reich » en juillet 1917

Traduction : Georges Ducommun

Extrait du livre Philosophie et anthroposophie

© Éditions Anthroposophiques Romandes 1997

(Tous droits réservés pour la version française – Reproduction complète ou partielle soumise à autorisation)

En 1894, alors que ma Philosophie de la liberté venait d'être imprimée, j'en remis personnellement un exemplaire à Edouard von Hartmann. Je tenais beaucoup à une discussion scientifique avec cet homme sur les conceptions fondamentales sur lesquelles reposait la construction idéelle de mon livre. Mes espérances à ce sujet semblaient justifiées puisque, dès le début, Edouard von Hartmann s'était intéressé d'une façon vraiment bienveillante à mon activité littéraire. Chaque fois que je lui avais envoyé mes écrits publiés avant la parution de la Philosophie de la liberté, il m'en avait accusé réception par une lettre souvent très détaillée.

En 1889 j'ai pu avoir une longue conversation avec lui[i] sur les questions relatives à la théorie de la connaissance qui agitaient alors le monde philosophique. Si j'attendais beaucoup d'une discussion à propos de mon livre, c'est surtout parce que d'une part j'étais un admirateur chaleureux de l'idéalisme de sa philosophie, un observateur attentif de sa façon de traiter les questions importantes de la vie, et que d'autre part j'étais son adversaire résolu dans tous les aspects essentiels des fondements épistémologiques de sa conception du monde. Par contre je me savais en parfait accord avec lui sur un point important de l'éthique philosophique, celui d'un abandon désintéressé de l'âme humaine au devenir de l'humanité dans le monde en tant que motif éthique. Mais ce point, je le séparais pour ma part du pessimisme démesuré qu'Edouard von Hartmann semblait cultiver. Pas un seul instant je ne me serais permis de penser naïvement que le créateur de La philosophie de l'inconscient puisse se convertir fondamentalement à mes points de vue. Mais Edouard von Hartmann était toujours prêt à s'intéresser avec bienveillance à des conceptions opposées aux siennes ; d'ailleurs sa façon de s'y intéresser a conduit à des discussions fécondes telles qu'elles sont souhaitables dans le domaine de la recherche philosophique. A cela s'ajoute qu'à cette époque déjà rien ne m'était plus étranger que de faire dépendre l'appréciation d'une personnalité de ma réfutation ou de mon adhésion à ses idées. L'estime que j'éprouvais à l'égard d'Edouard von Hartmann a eu pour conséquence que je lui demandai en 1891 d'accepter la dédicace de mon petit ouvrage Vérité et science. Prologue à une Philosophie de la liberté. Il donna une suite favorable à ma demande. Je pus donc, en toute sincérité, faire imprimer en deuxième page de cet ouvrage: « Dédié au Dr Edouard von Hartmann, avec tout le respect profond de l'auteur. » Cela fut fait bien que, d'après sa conception du monde, Edouard von Hartmann dût désapprouver radicalement le contenu de mon livre. Je ne m'étais pas trompé en espérant une discussion au sujet de ma Philosophie de la liberté. Peu de semaines après que je lui eus remis mon livre, Edouard von Hartmann ne me fit pas seulement l'honneur d'une aimable lettre, mais il me renvoya aussi l'exemplaire du livre que je lui avais remis, annoté de remarques en partie très détaillées et d'objections presque sur chaque page de l'ouvrage[ii]. Á la fin il avait résumé en quelques lignes condensées son impression générale. Son jugement était tellement tranchant que ses paroles me laissèrent présager le destin que ma conception du monde allait subir parmi les penseurs contemporains. En terminant le présent exposé par mes commentaires relatifs à ce jugement, il me sera possible de montrer que dès le début de ma carrière d'auteur j'ai cherché, par une théorie de la connaissance, à établir les fondements de ce que j'ai exposé par la suite dans une série d'ouvrages relatifs à la « science de l'esprit » ou anthroposophie, à l'élaboration de laquelle je travaille aujourd'hui encore.

Dans les années quatre-vingt du XIXe siècle où se situe le début de mon activité d'auteur, on se trouvait confronté à une conception du monde qui avait obstrué le passage permettant à la connaissance humaine d'accéder à un monde de la réalité vraie. Il me semblait nécessaire avant tout d'aspirer à une théorie de la connaissance ayant un fondement scientifiquement confirmé. D'innombrables écrits de l'époque pourraient caractériser les opinions que l'on rencontrait alors dans ce domaine. Il y a lieu de citer ici celle du poète et philosophe Robert Hamerling, et cela parce que dans toutes les questions fondamentales relatives à la théorie de la connaissance j'étais en opposition totale avec les thèses de cette personnalité que j'estimais par ailleurs et que j'admirais. Robert Hamerling[iii] avait écrit son ouvrage d'une haute importance L'atomistique de la volonté. Dès les premières lignes de ce livre on trouve l'idée suivante: « Certaines stimulations produisent l'odeur dans notre organe olfactif... La rose n'exhale aucun parfum si personne ne la sent. Certaines vibrations de l'air produisent dans notre oreille le son. Donc le son n'existe pas sans une oreille. Le coup de fusil ne claquerait pas si personne ne l'entendait... Quiconque retient cela comprendra à quel point ce serait une erreur naïve de croire qu'à côté de la conception ou représentation que nous nommons « cheval » il en existe une autre, le vrai « cheval » dont notre représentation n'est qu'une sorte de copie. Au dehors de moi, et il faut le répéter sans cesse, il n'existe que la somme des conditions qui ont pour conséquence que s'élabore dans mes sens une notion que je nomme cheval. Hamerling ajoute à ce propos: « Cher lecteur, si cela n'est pas clair pour toi et que ton intelligence ne se cabre pas devant ce fait, à l'image d'un cheval affolé, arrête-toi et ne lis pas une seule ligne de plus; laisse cela de côté ainsi que tous les autres livres qui traitent de sujets philosophiques ou scientifiques, car il te manque la faculté qui est nécessaire pour saisir objectivement un fait et le retenir par la pensée. » Les pensées exposées par Hamerling font tellement partie des habitudes intellectuelles des spécialistes de la théorie de la connaissance, dans la seconde moitié du XIXe siècle, qu'en 1879 déjà Gustave Théodore Fechner[iv] a pu écrire dans son ouvrage La vision diurne par rapport à la vision moderne: « Ce sont les pensées de l'ensemble du monde pensant autour de moi. Quelle que puisse être l'importance et l'enjeu de leurs disputes, philosophes et physiciens, matérialistes et idéalistes, darwiniens et anti-darwiniens, orthodoxes et rationalistes se tiennent la main. Il ne s'agit pas seulement d'une pierre de construction mais d'une pierre de fondation de la conception actuelle du monde... Ce que nous croyons voir et lire dans le monde alentour n'est rien d'autre que notre apparence intérieure, une illusion dont on peut se féliciter comme je l'ai lu encore récemment; mais il ne s'agit pas moins d'une illusion. La lumière et le son dans le monde extérieur, régis par les lois et les forces mécaniques, tant qu'ils n'ont pas encore surmonté les créatures organiques pour se frayer un chemin jusqu'à la conscience, sont et restent des ondulations aveugles et silencieuses traversées par des points matériels plus ou moins ébranlés venant de l'éther ou de l'air. C'est lorsqu'ils parviennent au nœud albumineux de notre cerveau et même seulement lorsqu'ils en heurtent un point particulier qu'ils se transforment, par la magie spiritiste de ce médium, en vibrations lumineuses et sonores. L'origine, la nature et les détails de cette magie sont des sujets de disputes, mais le fait lui-même est unanimement admis. Et, de toutes les théories de la pensée et de la connaissance dans lesquelles la philosophie cherche à s'épuiser et à se vider, comme s'il s'agissait de donner naissance à une philosophie nouvelle, aucune ne met en doute l'exactitude de cet état de fait, à moins d'affirmer qu'il n'y a pas de solution à ce doute, ou qu'il faut détruire le monde et le réduire en minuscules poussières qui n'éclairent qu'elles-mêmes et non le monde. »

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[i] Cf. Autobiographie, chapitre IX, GA 28 (Éditions Anthroposophiques Romandes)

[ii] Les annotations et commentaires d’Edouard von Hartmann sont publiés dans Dokumente zur Philosophie der Freiheit, GA 4a

[iii] Robert Hammerling (1830 – 1889), philosophe autrichien peu connu. Cf. Autobiographie, chapitre VIII, GA 28

[iv] Gustav Theodor Fechner (1801 – 1887), physiologiste et philosophe allemand. Il crut pouvoir établir la formule exacte de la relation entre la sensation psychique et l’excitant physique. Des vérifications expérimentales ont mis en évidence le caractère approximatif de cette loi.